Où sont passés les grands jours ?
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L'on découvre aujourd'hui un récit bouleversant et d'une rare qualité dont le titre est une question quelque peu énigmatique : Où sont passés les grands jours ?

Cette BD en deux tomes, publiés en 2014 et 2015, est éditée chez Bamboo, dans la collection Grand Angle. Le scénario est de Jim, les dessins et la colorisation sont d'Alexandre Tefenkgi.
Autant vous prévenir tout de suite, le récit ne contient pas d'enquête policière, de combats, de vaisseaux spatiaux, de dragons ou de vampires, il s'agit d'une réflexion, douce-amère, sur la vie. La vraie. Et ça n'en reste pas moins extrêmement plaisant à lire. Une histoire qui peut se rapprocher d'un Blankets par exemple, au moins en termes de qualité. C'est vous dire si les auteurs sont bons.

Où sont passés les grands jours se trimballe tout de même deux petits défauts, que l'on va évacuer immédiatement, histoire d'être tranquille. Tout d'abord, les points de suspension sont utilisés n'importe comment. Et tout le temps. Ah si vous aimez ça, vous allez vous régaler, il y en a partout : à la place des points, après les points d'exclamation, après les points d'interrogation... c'est du déstockage de masse. Plus sérieusement, la ponctuation a un sens, une fonction dans le texte, et balancer comme ça des points de suspension partout, ça les rend inefficaces. C'est comme s'il n'y en avait pas. Sauf qu'il y en a et que c'est gonflant.
Deuxième point, l'aspect juvénile du visage des personnages. Ils sont censés avoir la quarantaine alors qu'ils font à peine vingt ans. Mais bon, on finit par s'y faire.
Il y aurait bien encore un ou deux trucs à soulever, sur les élisions sauvages ou quelques répétitions, mais on va dire qu'on n'en a rien à foutre étant donné... qu'on n'en a rien à foutre.

Et avant de passer à la longue liste des qualités, voyons un peu le pitch.
Hugo est lettreur. Il vit avec Alice et leur petite fille. Il rêve d'écrire. Mais depuis quelque temps, il déconne. Vraiment. Parce qu'il ne digère toujours pas le suicide de son meilleur ami, Fred. Il se plonge dans d'anciens souvenirs, met son couple en danger, ment à ses amis. Il a gardé le numéro de Fred dans son portable, alors un jour, il l'appelle. Et quelqu'un répond. Bien sûr, ce n'est pas son vieux pote, le numéro a simplement été réattribué, mais Hugo décide de se confier à cet inconnu. De l'appeler Fred. Parce que Hugo ne va vraiment, vraiment pas bien.


Commençons par l'aspect graphique : un pur régal. Les plans sont bien pensés, le style est efficace, esthétique et rehaussé de jeux de lumière travaillés et d'une colorisation tout en douceur et en tons pastel. L'on peut noter également quelques métaphores graphiques qui ne sont pas dégueulasses. C'est beau, c'est propre, ça claque.
Niveau écriture, c'est simple : c'est excellent. Et pourtant, avec ce genre de sujets, l'on peut vite tomber dans le larmoyant, le sentencieux, voire l'ennui. Autant d'écueils habilement évités par le scénariste. L'histoire est à la fois subtile, profonde, passionnante, émouvante et drôle. Ah ben, si c'est pas un vieux combo des familles ça !

L'on pourrait croire que ce n'a rien à faire dans ce genre de récit, mais Jim parvient à maintenir un réel suspense sur plusieurs points que l'on ne découvre que peu à peu. L'intérêt est constant. Il aborde également des sujets importants et universels sans en faire des caisses, en attirant gentiment le lecteur à lui (un lecteur, c'est une bestiole fragile, lorsque l'on veut le faire aller quelque part, mieux vaut lui prendre doucement la main que lui filer des coups de pied au cul).
Les réflexions sont pertinentes, certaines scènes très drôles viennent alléger un peu l'atmosphère (on est bien d'accord que l'on n'est pas du tout devant un Gaston Lagaffe hein là ? on parle de suicide, de gens qui se déchirent...) et l'on se prend régulièrement de grandes bouffées d'émotion en pleine gueule. Et ce n'est pas tout.

Le personnage principal, très loin d'être monolithique, est si bien écrit que l'on éprouve d'abord de la sympathie pour lui, avant d'avoir envie de lui péter la gueule, puis de le prendre en pitié, bref, non seulement c'est un joli maelström émotionnel (pas si facile que ça à créer, surtout à propos d'un seul protagoniste), mais cela rend compte en plus de la complexité de l'individu (pas juste Hugo, les gens en général) qui ne peut se résumer à son seul plus grand défaut... ni à ses seules qualités.
Et faire en sorte que Hugo ne soit pas juste un logo mais une vraie personne, cohérente mais avec ses contradictions et ses parts d'ombre, c'est fort.
Au fil de ces 150 pages, les auteurs évoquent, avec justesse et pudeur, l'amitié, la jeunesse perdue, la solitude, les amours, les saloperies du quotidien. Et deux ou trois autres trucs.

Où sont passés les grands jours ? fait partie de ces livres qui ont un effet réel sur vous. Qui changent votre façon de voir le monde. Pas forcément pour toujours, les mauvaises habitudes reviennent vite, mais qui vous laissent entrevoir autre chose que la grisaille et l'aigreur.
Il y a trop de choses vraies dans cette BD pour qu'elle ne fasse pas mal. Mais c'est une bonne douleur. Une douleur qui contribue à entamer cette croûte que l'on acquiert au fil des ans et qui contribue à vous désensibiliser. Comme si nos sens étaient nettoyés, notre regard affuté, notre vie plus lumineuse.
C'est pour cela que l'on continue à tourner des pages. Pour se faire un peu secouer, certes, mais surtout pour se sentir un peu plus propre, reboosté, revitalisé. Et là pour le coup, l'on se dit que l'on a parfaitement rentabilisé jusqu'au moindre centime de cet achat.

À ne pas rater.
Vraiment, c'est pour votre bien.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Profond, sans jamais être chiant.
  • Grosse charge émotionnelle.
  • Une écriture subtile et d'une grande intelligence.
  • Un humour bien dosé et efficace.
  • De superbes planches, bénéficiant d'une colorisation parfaite.

  • La ponctuation ne se distribue pas aléatoirement bordel !
  • Visages trop juvéniles pour des mecs de 40 balais.