Area 51
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N’ayant pas encore eu l’honneur d’être traduit en français jusqu’à cette année 2015, Masato Hisa débarque en fanfare avec la sortie de deux séries dans la langue de Molière : Jabberwocky lancé en janvier chez Glénat et Area 51 en avril chez Casterman. Ce dernier titre est toujours en cours de parution au Japon. Au sein de ses mangas, Masato Hisa fait la part belle au surnaturel et aux héroïnes de caractère. Le tout est mis en relief par un graphisme très contrasté qui apporte une vraie ambiance aux histoires. Si Jabberwocky se situe dans une époque révolue, Area 51 se déroule dans le monde contemporain, mais avec quelques particularités…

À l’abri du regard du commun des mortels existe un état fantôme, le 51e état des États-Unis sobrement dénommé Area 51 [1]. Rappelant dans son fonctionnement les camps dans lesquels les colons européens parquaient les peaux rouges, ce lieu accueille des créatures issues des mythologies et des légendes : des dieux (Hermès, Amaterasu, Râ…), des licornes, des sirènes, des trolls, des dragons, yétis, vampires, kappa... Quelques humains rejeté du « vrai » monde ou tout simplement né dans cet endroit mystérieux vivent avec eux.
L’Area 51 est une gigantesque métropole avec ces immeubles, ces bas-fonds, son port… une ville semblable à Gotham City. Les mafiosi y tiennent leurs comptoirs, des gros bonnets terrorisent des petits propriétaires de troquet, les voyous s'entretuent, les paris sont truqués... Au cœur de cette mégapole, Mc Coy, une privée, et son associé, Kishiro, résolvent diverses enquêtes contre une coquette somme où la part d’éléments surnaturels est importante. Pourtant, nous sommes bien en 2011, malgré l’atmosphère proche de celle des années 50.

Mc Coy, de son véritable nom Tokuko Magoi, est une jeune humaine, désinvolte, ironique, parlant en argot, amoureuse de son pistolet. Insolente, pourvue de gros seins, elle reste pudique telle une vierge effarouchée lorsqu’elle va voir son médecin… Partout où elle se trouve, les dégâts s’amoncèlent. Elle tente de fuir son passé qui la rattrape au fil des enquêtes. Face à des êtres surnaturels, elle sait se battre et bénéficie de l’aide de son arme, devenue un tsukumo [2]. Kishiro est un kappa un poil dandy, un as du volant, fraîchement débarqué du Japon.

Area 51 est une série dynamique composée de petites histoires centrées autour d’enquêtes confiées à Mc Coy sans liens directs entre elles. Masato Hisa installe au compte-goutte son univers et le passé trouble de son héroïne. Très doucement se devine une intrigue plus importante par le biais d’éléments savamment distillés. Graphiquement, Area 51 se place radicalement à l’opposé de la majorité des mangas sortis sur le marché francophone. Le dessin est épuré avec un minimum de détails. Très peu d’œuvres jouent sur les clairs obscurs tranchés (Ashman de Yukito Kishiro) qui rappellent autant Franck Miller que Mike Mignola. Les planches sont dynamiques, lisibles, les designs des créatures sont recherchés. La narration empreinte beaucoup aux comics épicés d’une ambiance de polar hard-boiled mâtinée de surnaturel. Le manga est un digest encyclopédique sur le fantastique [3]. On n'échappe pas au fan service (plan entrejambe, tentacule...), mais heureusement, à dose homéopathique.

Area 51 s’offre une adaptation graphiquement intégrale, même au niveau des onomatopées, et une traduction qui ne lésine pas sur l’emploi de vocabulaire plus que familier. Les postfaces mettent en scène l'auteur qui part manger dans un restaurant particulier. Les plats que l’on lui sert sont en lien avec les créatures rencontrées par Mc Coy dans ses pérégrinations. Très denses et instructives, elles ont aussi été totalement transposées dans notre langue.


Plus audacieux sur la forme que sur le fond, Area 51 est une lecture réjouissante et distrayante dans laquelle Masato Hisa excelle à faire intervenir des créatures de tous horizons face à une Mc Coy qui essaie de cacher ses vieilles blessures. Les deux premiers volumes posent l’intrigue et on peut espérer que les suivants seront plus captivants.

Area 51 de Masato Hisa vol 1 et 2 (pour cette chronique ; le troisième est sorti récemment), collection Sakka des éditions Casterman, sens de lecture japonais.

[1] Ce titre se réfère à une zone militaire située dans le Nevada qui dissimule, selon les légendes urbaines, de nombreux secrets principalement liés aux extraterrestres. C'est un lieu de fantasmes qui a donné naissance à de nombreuses fictions (films, séries TV...).
[2] Ou tsukumogami. Divinité du folklore nippon, née d'un objet ayant plus de 99 ans.
[3] Avec des références plus pointues telles que Lovecraft et ses Montagnes hallucinées...


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le graphisme et la mise en scène.
  • Le mélange des genres.
  • L’adaptation en français.
  • Un peu long à démarrer.